Moral, inquiétudes, espoirs. À quoi songe une écrivaine confinée en Europe de l’Est ? Après quatre semaines d’enfermement, j’ai voulu dresser un bilan d’étape au moyen d’un sondage réalisé auprès d’un échantillon représentatif de mes pensées. Leurs réponses traduisent une géographie mentale disparate, avec des îlots de voyeurisme animalier et de vastes plaines d’apathie politique. Un psychisme fracturé, en somme. À l’image, peut-être, de l’état du monde.
La résilience au rendez-vous
La mort et la maladie rôdent, pourtant mon moral se porte bien, avec une moyenne de 6,7 sur une échelle de zéro à 10. Voilà qui change de la courbe en dent de scie observée courant mars, période marquée par des pics d’euphorie dramatisante liés à l’idée que youpi on vit un moment historique et par des errements référentiels du type au secours c’est la guerre ah non mauvaise pioche ce n’est pas du tout la guerre. Autre bonne nouvelle, le confinement est jugé peu perturbant par une large majorité de mon psychisme, les explications avancées étant que cela ne change quasi rien par rapport d’habitude (72%) et que j’ai de base toujours été un peu dépressive mais ce n’est pas grave (28%). Par ailleurs, avec un score de 62% d’intentions de douche en réponse à la question seriez-vous d’accord pour vous laver aujourd’hui et aucune trace de morsure relevée sur le camembert se trouvant dans mon réfrigérateur, il n’y a pas de quoi redouter un décrochage socio-culturel de ma part. Enfin, la résilience est indubitablement au rendez-vous : 65% de mes pensées affirment avoir surmonté le douloureux traumatisme qu’a représenté la fermeture brutale des frontières européennes tandis que le taux du sentiment d’irréalité est en net recul. Ainsi, lorsque j’enfile un masque, l’exclamation intérieure mais putain on est vraiment dans un film de science-fiction ne se produit plus que dans 2 cas sur 17.
Une forte baisse de l’indice de confiance en l’humanité
Les chiffres ci-dessus ne doivent pas masquer la percée de mon pessimisme existentiel. À la question, dans la perspective d’une vie future souhaiteriez-vous plutôt vous réincarner en cristal de quartz rose ou en être humain, 82% de mes pensées choisissent l’option minérale, soit 16 points de plus que début mars. Dans le même sens, Arthur Schopenhauer fait une entrée fracassante dans le top 3 de mes intellectuels les plus inspirants, juste devant Mickaël Haneke et Jean Améry. Cette idée que la nature humaine est définitivement toute pourrie est justifiée par les insultes racistes envers les personnes d’origine asiatique en début d’épidémie (14%), la panique morale ressentie face au tri des malades (31%), l’écœurement relatif aux vols et trafics de masques (22%) et la perte de repères identitaires due à l’impossibilité d’aller à la piscine (10%). Pour une raison mystérieuse, la guerre en Syrie, les émeutes entre musulmans et hindous à Dehli et la vie des vaches laitières sont également cités comme facteurs de désespoir structurel (13%), ainsi que la culpabilité d’être une privilégiée dans un appartement spacieux, à égalité avec la culpabilité de culpabiliser vu que ça aussi c’est un luxe de privilégiée (5%).
Une passion secrète pour le lapin des voisins
La grande surprise de cette étude, c’est le score obtenu par le lapin de mes voisins dans la catégorie relations sociales. L’adorable petit mammifère, qui se promène régulièrement sur le balcon d’en face, faisait jusqu’à récemment l’objet d’un intérêt distrait. L’effet du confinement est spectaculaire, puisque 64% de mes pensées le considèrent désormais comme l’être vivant le plus important de tout l’univers jusqu’aux étoiles. Cette proportion atteint des sommets chez mes idées du matin, qui estiment à 88% qu’au réveil, l’urgence impérative est de se cacher derrière les rideaux afin de vérifier discrètement que le mignon léporidé se porte bien, qu’il est toujours en possession de ses quatre pattes et de ses deux oreilles, ce qui autorise ensuite à pousser de petits gloussements de joie. En corollaire, si celui que j’ai choisi de nommer Ricky dans le secret de mon cœur déclenche une adoration inconditionnelle (62%), des rêveries au sujet de son pelage qui a l’air si doux (26%) et même des projets de kidnapping (12%), il monopolise aussi le terrain plus noir des peurs et inquiétudes. Ainsi, loin devant l’état de santé de ma mère (1h / jour), le quotidien du personnel hospitalier (30 min / jour) ou le sort des travailleuses du sexe soudainement privées de tout revenu (25 min / jour), le bien-être de Ricky m’occupe quasi à plein temps (6h40 / jour), avec l’angoissante crainte d’un rhume (24%), d’une chute du balcon (59%) ou encore d’une intoxication alimentaire via une feuille de salade avariée (17%). Dans ce contexte, on ne sera pas étonné d’apprendre qu’à la question, en cas de pénurie alimentaire seriez-vous prête à jeûner afin d’offrir des carottes au petit lapin, 100% de ma population cérébrale répond oui, contre seulement 32% lorsqu’il s’agit de se sacrifier pour sauver une infirmière épuisée.
Une accoutumance aux stimuli anti-démocratiques
Sur le front politique, le premier ministre hongrois Viktor Orbán est plébiscité comme personnalité la plus anxiogène de ma carte mentale. Bon deuxième derrière le lapin de mes voisins, il mobilise à lui seul 33% de mon activité neuronale quotidienne, avec un pic à 72% dans les jours qui ont suivi l’adoption en Hongrie de la « loi Coronavirus ». Sans ambiguïté, la réforme précitée est considérée par moi-même comme ayant instauré un truc qui s’éloigne sérieusement de ce qu’on appelle démocratie (81%) même si bon faut voir comment ce sera appliqué (19%). Pour autant, mon indice d’indignation est à son plus bas taux historique (7,6%) et il semblerait que je sois essentiellement occupée à hausser les épaules en marmonnant oui bon de toute façon c’était prévisible tiens je mangerais bien des m&m’s (19 occurrences par jour). Il faut dire que ces dernières années, la politique hongroise a été si riche en stimuli anti-démocratiques qu’une atteinte à l’état de droit est perçue par 90% de mon psychisme comme étant habituelle. Pour finir, on note que la France, dont je suis pourtant également ressortissante, ne suscite l’intérêt que sous forme de sarcasmes, avec un léger accroissement (+6 points) de la production de blagues internes sur le thème non mais ce gouvernement c’est vraiment des guignols.
L’horoscope comme ultime recours
Du côté de la sphère intellectuelle, on relève un éclectisme confinant au bordélique. Si les références aux travaux universitaires ne sont pas absentes, avec un certain engouement pour l’histoire (6,2% de ma mémoire vive est allouée à la controverse Montaigne a-t-il eu raison de quitter Bordeaux pendant la peste) et pour la philosophie morale (89% de mes pensées interrogées font confiance à cette discipline pour appréhender la question du tri des malades), la pandémie paraît surtout avoir réveillé mes penchants irrationnels. De la sorte, près d’un dixième de mon inconscient estime plausible que le Covid-19 soit doté d’un sens éthique et/ou d’intentions, comme par exemple détruire le capitalisme (2,3%) ou botter les fesses des grandes puissances (6,8%). Plus inquiétant, un quart de ma journée d’hier a été consacré à l’identification de la date de naissance du coronavirus, puis à l’étude de son signe astrologique, cela au motif que l’horoscope c’est plus rigolo que la presse internationale (72%), qu’il y a bien des gens qui croient en Jésus alors pourquoi pas les planètes (15%) ou encore que si le virus me demande en mariage ce sera utile de savoir si nos signes sont compatibles ou pas (13%). En parallèle, le nombre de romans lus en confinement est inférieur à ma moyenne personnelle et la courbe de mes doutes quant à mes compétences d’écrivaine s’est envolée. Sur ce sujet, la plainte la plus fréquente est au secours le monde a tellement changé que le roman que j’écrivais est devenu totalement anachronique (60%), suivie de putain je n’imaginais pas être en train de rédiger une fiction historique faut-il que je case le mot jadis dans l’incipit (37%). Pour finir, on observe aussi une forte corrélation statistique entre absence du lapin sur le balcon de mes voisins et plongées dépressives autour du thème je suis une écrivaine ratée. À ce jour, la nature du lien de cause à effet n’est pas tout à fait éclaircie.
Avertissement : La présente étude doit être lue avec précaution et recul critique. En l’absence d’une Nina-témoin évoluant dans un monde sans coronavirus, on ne pourra jamais être sûr de rien. À toutes fins utiles, je précise quand même que je suis cancer ascendant gémeaux.
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Image de couverture: David Rynde, La huída, 2011. CC